Document transmis par frédéric S.

TEMOIGNAGE DE JEAN VARIOT




L'illustration, 6 Août 1921 Le dimanche 31 juillet, M. Poincaré a posé la première pierre du monument qui s'élèvera au Bois Le Prêtre, sur l'emplacement de la Croix des



















"Maquette du monument de la Croix des Carmes"
Carmes, où tant de combats sanglants furent livrées en 1915. Monseigneur de la Celle, évêque de Nancy, a béni la pierre, assisté de l'évêque de Metz. Une foule nombreuse était venue à cette cérémonie qui fut singulièrement émouvante. La messe a été célébrée en plein air et des discours furent prononcés par MM. Chaize, président du groupe amical des anciens combattants, Duponteil, préfet de Meurthe et Moselle, Désiré Ferry, député, Lebrun, sénateur. Enfin M. Poincaré, dans une admirable allocution, a évoqué les morts dont le sacrifice et la victoire exigent que le droit de la France soit respecté.
A la veille de cette solennité, M. Jean Variot, qui fut un des combattant du Bois Le Prêtre, a voulu parcourir les lieux qu'il avait vus, en 1915, bouleversés par une des luttes les plus acharnées de la guerre.
La gare de Dieulouard dans le petit jour du matin... Les signaux, rouges et verts sont pâlis par les brumes de l'aurore qui serpentent à fleur du sol. Dieulouard, avec son vieux château qui n'est plus qu'un vaste pan de mur auquel sont accotés des granges presque écroulées; petite ville déchue où la tradition veut que Jeanne d'Arc se soit arrêtée pour entendre la messe quand elle allait à la recherche du sire de Beaudricourt ; Dieulouard est un de ces villages assez mornes, mais fiers et pourquoi ne pas dire d'apparence pathétique, que notre bataillon traversa, courant hors d'haleine sous la chaleur de plomb de septembre de 1914, pour atteindre, à l'heure fixée par Castelnau, ce grand point statégique dont nous sommes restés maîtres : le Couronné de Nancy. A droite, quand on regarde vers Pont-à-Mousson, s'élève doucement un mamelon arrondi : la côte Sainte-Geneviève, tombeau du 167e de ligne. Sur le quai, où je suis descendu seul, je n'entends pas que mes semelles qui font grincer les petits cailloux pointus : par cette matinée d'été, en 1921, j'entends respirer ma section derrière moi, le grincement des cuirs, le petit cliquetis des chaînes de gamelles, le juron étouffé des hommes réveillés trop vite, et devant, Diecholdt le clairon, un falot à la main. C'était une belle section, quand elle se présenta à l'orée du Bois Le Prêtre.











"Dieulouard, vu des quai de la gare, avec son vieux château qui n'est plus qu'un vaste pan de mur..."

Le signal du chef de gare. Je remonte en wagon. Le train glisse lentement parmi les lamelles de brouillard. La côte Sainte-Geneviève s'efface. Un coup de sifflet. Le train ralentit et stoppe. C'est Pont-à-Mousson, - Pont -, comme nous disions.
Des lueurs annoncent le soleil ; une carriole brinqueballe dans la direction du passage à niveau ; quelques attardés, sur la petite place, courent ver le convoi que j'ai quitté.
Que de fois sur cette placette nous avons formé les faisceaux, attendant interminablement le train qui nous emmènerait vers le cantonnement de repos!
Je pars à la recherche d'un voiturier : je vais me donner cette satisfaction, rare entre toutes, de refaire en voiture les chemins que j'ai parcourus, - sept ans déjà!... - sac au dos, l'arme à la bretelle. Maintenant je marche comme un civil, jsute devant le nouvel établissement des bains, le capitaine Delherme n'était pas content du pas et criait de rectifier la tenue : "Allons, au pas ! vouyons !" et, tout en cherchant mon voiturier, je redresse la tête et plaque bien mes semelles. Une nuit en chemin de fer, dans un wagon tout neuf, c'est le paradis, comparé aux wagons pour "hommes 40 - chevaux 8".

Et toujours le grincement des cuirs m'accompagne, le petit cliqueti des chaînes de gamelles, et le martèlement régulier des pas, et Dieboldt, avec son clairon sur la nuque.
Je trouve sans peine M. Chapeland, voiturier. "Dans quel régiment étiez- vous ?" me dit-il - " 169" - "Bien. Alors vous allez à Mamey, à l'auberge Saint-Pierre, à Montauville et au Bois..." Il a tout de suite compris.
Le moteur en marche, nous roulons à bonne vitesse.
Le soleil éclaire maintenant un des paysages les plus grandioses qu'il soit donné de voir à des yeux français. Derriere snous la côte de Mousson s'enfonce peu à peu, cependant qu'au loin, devant Mamey et Lironville, petits amas de pierres, dressent encore une moitié de clocher ; et voici le bois de Mortmart que défendit le 369e, notre régiment de réserve ; et à droite l'interminable tranchée de Fey - Fey en Haye - et cette crête, c'est la côte Sainte-Geneviève qui reparait, et il semble alors que nos yeux ne connaissent plus de bornes, qu'ils embrassent d'un seul tenant une immensité sublime, à perte de vue, une terre magique, riche et douce, qui présente des carrés de blé d'or, des herbages d'un vert tendre ou cuivré, des rivières dormantes, des plaques de coquelicots : la France pour laquelle nous avons pris la faction dans le Bois Le Prêtre.
Braves lutteurs dont la tâche n'est jamais finie, habitants des villages morts, filds de ce sol bouleversé, on voit des hommes, le mouchoir sur la tête, s'entêter à soigner le blé des vivants, sur ce terrain où, malgré juillet, un vent âpre raconte de si grandes choses.
L'auto s'arrête devant l'église de Mamey. A proximité se trouvent quelques












"Devant l'église de Mamey, tombes d'artilleurs et de fantassins des 156e, 167e et 168e"
tombes d'artilleurs et d'hommes des 156e, 167e et 168e. La brise ardente couche à terre les multitudes de liserons qui couvrent les tertres. Le liseron, fleurette délicate, se rit de la rudesse des vents.
Tout à l'heure, j'en cueillerai deux sur la tombe de notre adjudant Huriot Tombé au Quart-en-Réserve, le 17 janvier 1915.
C'est ici, surcette ligne de Mamey-Lironville, que commença en septembre 1914 la bataille du Bois Le Prêtre qui dura presque un an et où s'illustra la 73e division de réserve, commandée par le général Lebocq. La brigade active de Toul (167e, 168e, 169e régiments), commandée par le colonel Riberpray, qui fut tué plus tard étant général, faisait partie de la 73e division. Les Allmeands nous appelaient les loups du Bois Le Prêtre. Nous, nous appleions le bois "le bois le Traître".
C'est le jour de la Toussaint de 1914 que la brigade est entrée dans le bois proprement dit, après une très dure bataille à la Fontaine du Père Hilarion.

L'ennemi, profitant de l'épaisseur de la forêt, se retira sur la crête la plus élevée, où chaque arbre constituait un observatoire sur la plaine de Fey-en-Haye, Mamey, Lironville. Cramponnés sur leurs positions, les deux parits ne desserrèrent pas leur étreinte. Il s'élabora un travail gigantesque de tranchées, d'ouvrage en fortins, de blockhaus à mitrailleuses, de communications téléphoniques, de prises d'eau. De gauche à droite, les points dits : le Gros Chêne, la Ligne des Y, le Quart-en-Réserve, le Col du Cygne, la Croix des Carmes, le Psote L devinrent autant de forteresses qui furent prises, perdues et reprises, tant et tant qu'il est bien difficile aujourd'hui de savoir combien de batailles s'y sont livrées.
Certaines journées pourtant, restent plus que d'autres gravées dans nos souvenirs : la prise de la Croix des Carmes, où les artilleurs hissèrent des pièces de 90 et bombardèrent à mitraille et à bout portant les positions allemandes. Cette tactique du colonel Riberpray obtint des résultats inouïs de rapidité ; mais il avait fallu quinze jours de préparation d'attaque ; - la prise du blockhaus du Quart en Réserve le 17 janvier 1915 par la 6e compagnie du 168e et la 12e du 169e, - Ce combat dura quatre jours. Je verrai toujours le lieutenant Vuillemain, commandant la 6e Compagnie du 168e, sautant les fils de fer barbelés et déchargeant son révolver entre les rondins du blockhaus, et je verrai toujours ma 12e Compagnie, redescendant après l'affaire ; les hommes boitillant, trébuchant dans la neige qui tombait sans discontinuer. Un nommé Valentin, qui avait toujours le mot pour rire, s'esclaffait sur le chemin de Mamey : "Dites donc, les gars ! Ca devait pas être drôle la retaite d Russie !".
Nous restions quarante-cinq sur deux cent dix. Il y eut aussi l'attaque du 5 avril (aux Y, au col de Cygne, au Gros Chêne) et celle du 5 mai. Après cette date, on comptait, au Bois Le Pr^etre, ceux de la brigade active de Toul qui n'avaient pas été évacués. Ah ! c'était un métier honorable, mais dur, que d'être "loup" dans ce bois-là...
Me voilà aujourd'hui, debout sur un tronc de hêtre. AU loin des artificiers fotn éclater des obus dans les champs...Fantômes d'arbres, les troncs blafards se dressent rares, dénudé. Et le bois ne me semble pas grand...Quoi? Il était si difficile d'aller sans se perdre du Poste L au Col de Cygne ? Et c'était si près ?...Et du Mouchoir aux Y1 ? La végétation a envahi les tranchées, dont les parois se sont rapporchées. Dans deux ans, peut-être l'an procahin, après les pluies d'hiver, seront-elles totalement comblées. La nature sereinement implacable et qui se rit des hommes aura anéanti le travail que nous avons fait. Conduits par un des sapeurs les plus éminents que cette guerre ait révélé, notre colonel Riberpray qui, s'il est mort de la plus belle des morts, ne mourra jamais dans nos coeurs.
Celui-là fut un chef aussi savant que juste.












"Debout sur le tronc de hêtre dont M. Variot parle ici, Tribout, gardien du Pétang, montre la direction de la Croix des Carmes : au fond le Quart-en-Réserve"

Debout sur ce tronc de hêtre, je ne pouvais me lasser du spectacle de ce que nous appelions "notre propriété" et je ressentais ce trouble un peu étrange qui nous envahissait sitôt qu'on sautait hors de la tranchée : alors tout semblait différent ; on ne voyait plus que les choses sous l'angle habituel, et les balles sifflaient...Tu en tremble encore, carcasse ?... Attends un peu... Je prends l'ancien chemin des fascines et je gagne l'emplacement du poste de secours, pour sortir du bois. Là, la végétation est restée à peu près intacte. Je reconnais les haies, les clairières. La côte de Mousson apparaît. La route suit une pente abrupte. Est-ce que je n'entends pas de nouveau les pas de ma section ? Non. Voici le relais de secours, à l'orée du bois. Ce sont les tôles de zinc, disjointes et grinçantes qui me faisaient penser à l'agaçant petit glas des cahînes de gamelles.
Parfois, quand on revenait de permissions, il était difficile de retrouver son unité qui s'était déplacée. Il fallait errer à l'aventure, et, à la minute la plus inattendue, on se retrouvait parmi les siens. Le hasard, compagnon des soldats, avait guidé vos pas. Et voilà que soudain, à mes pieds, sur le côté légèrement en creux d'un mamelon, voilà que la 73e division m'est apparue : régiments, bataillons, compagnies, sections, le tout impeccablement aligné en un immobile et suprême agencement. Je suis devant le cimetière du Pétang.























"Régiments, bataillons, compagnies, sections, le tout impeccablement aligné."

Et la Croix des Carmes déchiquetée, méconnaissable, toute rapetissée, semble- t-il, soutenue dans un bloc de pierres et de plâtre, étend ses bras sur les morts du Bois Le Prêtre. Au centre, un petit obélisque s'élève, qui évoque,












"La Croix des Carmes étend ses bras sur les mort du Bois-Le-Prêtre."

dans sa simplicité toute l'âme et lénergie de ceux-là qui défendirent ce coin de terre.

Le voiturier qui m'accompagne me dit: "Le ggardien du Pétang, a laissé une jambe dans le bois..." Nous franchisssons la barrière et nous voyons quelques ouvriers qui piochent et qui bêchent.
Un jeune hommes, à jambe de bois, s'approche de nous: "Quelle était ta compagnie?" luit dit M. Chapeland.
- La douzième...
La douzième ! C'était ma compagnie. Cette tête me dit quelque chose. Elle réveille certains de mes souvenirs que je croyais effacés. Je lui demande son nom. Il me répond :
- Tribout
"Tribout!... Est-ce que tu ne me reconnais pas ?..."
Il rit. Il en a tant vu, des vivants et des morts... Il me fixe de son regard clair.
"Voyons Tribout... le soir du 17 janvier 1915, est-ce que tu n'es pas venu nous énumérer les morts de ta section, dans un abri où nous nous trouvions, enfoncés dans la boue jusqu'au genoux? Est-ce que tu n'as pas trouvé le moyen d'allumer du feu, avec du bois mouillé, parce que tu étais un vrai malin? Est-ce que tu ne nous as pas fait chauffer du vin? Voyons ! rapelles-toi..."
S'il se rappelle!... C'était la veille du jour où un obus qui a tué cinq hommes lui a emporté sa jambe. Il dit: "Quelle neige il tombait! Elle a bien vite recouvert tous les copains..."



























"Tribout, gardien du cimetière."
Aujourd'hui,il est leur gardien fidèle : il a un beau projet de fleurs bleues, blanches et rouges, pur chaque tertre. Ca sera long. Ils sont là des milliers. Mais avec de la patience et de la bonne volonté, n'est-ce pas?... Il parle des morts avec tant de naturel... "Te rappelles-tu Coquerillat, le petit sergent qui était si gentils?... On l'appelait Coco,par amitiè. Viens le voir. Et puis Génin, le caporal..."

Comme ces morts sont vivants!... En bas, dans le creux de la Moselle, les cheminées des haut fournaux fument; les trains sifflent; les voix du village de Montauville arrivent jusqu'à nous,portées par la brise. Oui, tous ces martyrs sont extraordinairement vivants; ils font partie de ce sol qui semble consacré aux luttes de la défense de la vieille patrie. C'est dans le sentiment très doux de leur supériorité sur nous, les survivants, que j'ai salué Coquerillat, et Génin (ernest Adolphe), et tous les autres de ma compagnie dont les noms apparaissent à les yeux, y compris mon clairon Dieboldt, tué en allant chercher un blessé allemand qui nous implorait depuis douze heures..."Je ne peux pas entendre cette voix!..." disait Dieboldt. Malgré les ordres, il a franchi le parapet... Les camarades du blessé qui criait ont respecté ce qu'ils appelaient leurs lois de la guerre; ils ont tué leur frère et notre Dieboldt avec lui.
Voilà bien des années passées, depuis ces sombres heures, où, dans un champ clos perfide, tant de courage et d'abnégation se déplouèrent, nous avons peut-être bien fait de grandes chose..." Il hausse les épaules...nulles réponse ne lui vient, si ce n'est: "Dis donc...as-tu du tabac? Je voudrais faire une cigarette..." Tribout n'est pas sensible aux phrases. Le mot: "Pourquoi te bas-tu?" ne porte pas plus sur lui que le mot: "Tu est un héros." Fils de cette vieille race lorraine, habituée aux envahissements, aux passages des hordes étrangères, il est calme, résigné, et il ricane un peu en songeant à ses misères de 1915. Il est peut-être bien le vrai portrait du Français qui ne s'en fait accroire sur rien et qui, valant beaucoup, ne songe pas une minute à clamer ses propres qualités.
Il "garde les copains", cela lui suffit, et, comme il parle d'eux aux visiteurs du Pétang, il aide à leur survivance. Il dit, d'un petit air philosophe: "D'être parmi eux, j'ai l'impression que la guerre n'est pas finies..."
Vers la fin du jour, je fus à Metz, au cimetière de Chambière, où dorment tant de héros malheureux de 1870, nos prédécesseurs dans la lutte. Comme ces vaincus semblent là peu nombreux, comparés aux vainqueurs couchés dans la terre! Rien ne coûte cher comme le sol d'une patrie.

Le lendemain, regardant couler le Rhin et parcourant la plaine immense et riche d'Alsace, et montant jusqu'aux contreforts de la montagne de Sainte-Odile, et admirant tant de villes aux clochers pointus comme des aiguilles, devant cette paix magnifique, ce calme à l'infini, est-ce que ma pensée pouvait se reporter ailleurs qu'à cet enclos où s'alignet des milliers de croix et où sont conservées, séchées et presque en poussière,les fleurs que le général Lebocq y porta en décembre 1918, ces gleurs qui lui avaient été jetées par brassées lors de l'entrée de la 73e division en Alsace?

Jean VARIOT